dimanche 11 décembre 2011

« Vivre ensemble »... avec Dieu, par Thomas Deltombe (Le Monde diplomatique)

Smile 'Til It Hurts  : « Sourire jusqu'à en souffrir ». Tel est le titre d'un récent documentaire consacré au mouvement musical Up With People (UWP) (1). Lancé aux Etats-Unis au milieu des années 1960, UWP se présentait comme une « force positive » offerte à une jeunesse américaine désenchantée. A chaque représentation, une foule de jeunes gens bien peignés, en habits colorés, accouraient sur scène et entonnaient des refrains entraînants — Sing Out !, The Happy Song !, Where the Roads Come Together ! (« Chantez haut et fort ! La chanson joyeuse ! Là où les routes se rejoignent ! »).

Incarnant le rêve d'une société réconciliée et festive, multiraciale et inoffensive, UWP devint rapidement populaire dans les milieux dirigeants. Propulsés sur les plateaux de télévision, les jeunes chanteurs animèrent quelques soirées à la Maison Blanche et plusieurs finales de Super Bowl. Financés par des multinationales américaines (Kodak, Exxon, Halliburton, etc.), ils partirent aussi à la conquête du monde en promenant leur joie de vivre — et de vivre « ensemble » — de Montréal à Madrid, de la Jordanie au Vatican, de l'Irlande du Nord à la Chine populaire.

Décortiquant les ritournelles lénifiantes d'UWP, le documentaire Smile 'Til It Hurts montre le malaise qu'engendrent les sourires forcés, la générosité sponsorisée et les mises en scène millimétrées. Surtout, il sort de l'oubli un autre mouvement, le Moral Re-Armament, qui était à l'initiative d'UWP.

Ce « réarmement moral », qui a connu son apogée aux premiers temps de la guerre froide, trouve son origine dans les années 1910-1920, lorsqu'un pasteur américain d'obédience luthérienne, Frank Buchman (1878-1961), méfiant à l'égard des institutions religieuses et passionné de psychologie, décida d'élaborer sa propre doctrine. Persuadé que les problèmes du monde trouvent leur source dans l'intimité des individus, il propose une chirurgie de l'âme permettant d'exciser le péché (2). Considérant que le pécheur n'est guéri que lorsqu'il en a converti un autre, Buchman croit avoir découvert le « virus positif » qui, inoculé à la société, fera par contagion advenir un monde d'amour et d'harmonie, d'où aura disparu toute trace de conflit.

Théologien, Buchman n'en est pas moins pragmatique. Pour changer le monde, calcule-t-il, mieux vaut commencer par convertir les gens influents. Sa cible prioritaire : les campus américains et britanniques — Princeton, Yale, Oxford, Cambridge, etc. —, où ses théories ravissent de jeunes esprits aussi souples que prometteurs. Bientôt connue sous le nom de groupes d'Oxford, cette étrange Internationale de gens bien élevés gagne l'Europe continentale, l'Afrique du Sud, l'Australie...

Partout, les adeptes de Buchman organisent des rassemblements où, dans une atmosphère douillette, ils consolident mutuellement leur foi en prenant « soin » (care) les uns des autres et en partageant (share) aussi bien les repas et les tâches ménagères que les directives divines dont ils se croient destinataires et les péchés dont ils se sentent coupables. Car c'est par la confession, puissant bistouri spirituel, que le croyant lave les souillures de l'âme et engage son prochain sur les sentiers du changement de vie.

Les groupes d'Oxford évoluent dans les années 1930. A l'heure de la Grande Dépression et des tensions diplomatiques, les adeptes mutent en propagandistes de la paix sociale et internationale. S'ouvrant à des thématiques moins religieuses (3), le mouvement se convertit au marketing, courtise les personnalités influentes et les milieux hollywoodiens. Devenu une figure médiatique et l'intime de quelques grands industriels, comme Henry Ford ou Harvey Firestone, Buchman nourrit quelque sympathie pour le nazisme. Mais, pacifiste, il préfère prôner le réarmement moral des hommes et des nations, plus susceptible selon lui de faire advenir un monde nouveau. L'expression « Moral Re-Armament » (MRA) devient le nom officiel du mouvement en 1938.

Avec l'entrée en guerre des Etats-Unis, Buchman concentre ses efforts sur le front intérieur : la famille et l'entreprise. Passé maître dans l'art du spectacle de propagande, le MRA propose aux travailleurs une pièce de théâtre, The Forgotten Factor, qui valorise la fraternisation des cadres et des ouvriers. « C'est la pièce la plus importante produite par la guerre », applaudit Harry Truman, alors sénateur. Après 1945, persuadés qu'il faut « gagner la paix après avoir gagné la guerre », les adeptes du MRA exportent leur savoir-faire. Ils se rapprochent des dockers canadiens, des mineurs de la Ruhr ou d'ouvriers français du textile pour les initier à leur tour à ce « facteur oublié », l'élément humain, seul capable selon eux de supplanter la guerre des classes.

La paix sociale paraît alors d'autant plus urgente que le monde glisse dans la guerre froide. Mieux adapté à ce nouveau type de conflit, plus idéologique et psychologique, le MRA connaît alors son âge d'or. Financé par des familles fortunées et discrètement appuyé par des gouvernements en quête d'antidote miracle au communisme, il acquiert deux gigantesques propriétés : l'une sur l'île Mackinac, sur le lac Huron (Etats-Unis), l'autre à Caux-sur-Montreux (Suisse), dans un ancien hôtel de luxe qu'on croirait sorti d'un conte de fées.

Comme au bon vieux temps, c'est une ambiance de cordialité qui y règne. Ouvriers et policiers, syndicalistes et patrons, étudiants, journalistes et aristocrates de toutes nationalités épluchent ensemble des pommes de terre et montent sur scène pour mettre en musique ou représenter le dépassement de leurs antagonismes. Mais cette intimité s'avère factice : l'humilité et le pardon que prêche sans cesse le MRA ne visent qu'à faire accepter à chacun sa place dans la société. Et à faire de la complémentarité le substitut de l'égalité.

Ce « vivre ensemble » aussi mielleux que vicieux fait en revanche de Caux et Mackinac des lieux rêvés pour la diplomatie parallèle, la vraie passion de Buchman. Ayant réussi à attirer le futur chancelier allemand Konrad Adenauer à Caux dès 1946, et à y inviter le ministre français des affaires étrangères Robert Schuman, le MRA se flatte d'avoir ainsi joué un rôle déterminant dans le rapprochement franco-allemand. Magnifiant leur rôle dans la construction européenne en gestation, les « apôtres de la réconciliation », comme les appellera Schuman en 1950  (4), portent leur message de « paix » partout dans le monde : au Japon, à Chypre et même aux Etats-Unis, où ils prêchent la « réconciliation raciale ». Conservateurs sur presque tous les plans, mais plutôt moins racistes que la plupart de leurs contemporains, les adeptes du MRA s'inquiètent de la radicalité de certains dirigeants noirs américains. Après la réconciliation des nations et des classes sociales, le MRA ambitionne dans les années 1950 de prévenir les conflits raciaux.

C'est ce qui l'incite également à faire de l'Afrique, alors en pleine décolonisation, une nouvelle terre de mission (5). Là comme ailleurs, les adeptes concentrent leurs efforts sur les élites. En Tunisie, ils s'enorgueillissent d'avoir ouvert la voie à une indépendance pacifique en « libérant » certains nationalistes de leur « préjugé à l'égard des Français ». Au Kenya, le futur président Jomo Kenyatta s'enthousiasme pour le MRA, alors très présent dans le pays. Même schéma au Nigeria, où le futur président Nnamdi Azikiwe succombe lui aussi à ses sirènes. Quant au Cameroun, le mouvement y trouve un puissant relais avec Charles Assalé, ancien nationaliste et futur premier ministre, « moralement réarmé » lors d'un séjour à Mackinac en 1957.

Si le MRA rencontre un tel succès auprès des élites africaines, ce n'est pas seulement parce qu'il leur offre, clés en main, un puissant réseau d'influence international. C'est aussi parce que son discours répond aux attentes de bourgeoisies locales davantage désireuses de partager le pouvoir avec les colons que de conquérir une véritable indépendance. Plus anticommuniste que colonialiste, le mouvement promeut une nouvelle société africaine, où Noirs et Blancs pourraient amicalement coopérer. Tel est le thème du film Freedom (« Liberté »), qu'il produit et projette aux quatre coins du continent.

Derrière les scènes de fraternisation raciale, le MRA propose surtout aux élites africaines des armes idéologiques pour convertir leurs peuples à l'ordre néocolonial naissant. En Afrique, le caractère militaire des campagnes de réarmement moral est particulièrement marqué. Au Kenya, c'est un officier britannique, le colonel Alan Knight, qui utilise les méthodes du mouvement pour faire abjurer les combattants Mau-Mau emprisonnés (confessions publiques, théâtre, films...). En Algérie et au Cameroun, les techniques que l'armée française emploie contre les nationalistes et les populations civiles au tournant des années 1960 ressemblent fort à celles du MRA. Et pour cause : le centre de Caux accueille régulièrement des spécialistes français de la guerre psychologique désireux de partager leur expérience avec leurs homologues occidentaux...

Le Congo belge, devenu indépendant fin juin 1960, résume bien l'action du MRA en Afrique. Alors que le pays sombre dans la guerre civile, le mouvement envoie une équipe internationale composée d'ex-combattants Mau-Mau, d'anciens militants nationalistes sud-africains, de syndicalistes européens et de musiciens américains pour prêcher la réconciliation.

Quelques années plus tard, une fois le pays « pacifié », il invite des officiers congolais à Caux et propose aux autorités locales un « programme systématique d'entraînement moral et spirituel ». Si le programme ne semble pas avoir vu le jour, le mouvement pourra compter sur un de ses plus brillants éléments : le chirurgien américain William Close, médecin personnel de Mobutu Sese Seko et médecin-chef de l'armée (6).

La mort en 1961 du père fondateur, Buchman, plonge le MRA dans une crise d'autant plus profonde que le mouvement est alors l'objet de vives critiques. Certains s'interrogent sur ses motivations réelles, sur son immense fortune et sur d'éventuels liens avec les services secrets américains (7). En interne, les doutes sont également perceptibles. La vieille garde veut retrouver l'esprit intimiste des groupes d'Oxford. Certains concentrent leurs efforts sur la consolidation de la paix et le dialogue des cultures (8). D'autres enfin cherchent à rajeunir des mots d'ordre un peu démodés à l'heure où les baby-boomeurs occidentaux réclament la libération sexuelle et la paix au Vietnam. C'est ainsi que naîtra, en 1965, UWP — cette troupe de chanteurs disciplinés, armés de sourires éclatants.


Source:http://www.monde-diplomatique.fr/2011/06/DELTOMBE/20699?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed%3A+monde-diplomatique%2Frss+%28Le+Monde+diplomatique%29&utm_content=Google+Reader
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