dimanche 13 novembre 2011

Les Etats-Unis, un pays ingouvernable ?

REUTERS/JIM YOUNG

La Constitution a rang de "religion", comme le disent eux-mmes les Amricains. Quand George Washington[1] et ses amis Benjamin Franklin[2], James Madison[3] et autres Pres fondateurs (Thomas Jefferson tait retenu par son ambassade Paris) se sont enferms l't 1787 Philadelphie, ils avaient conscience de faire[4] oeuvre historique. Personne n'avait jamais remplac la monarchie par une rpublique.

Rdige alors pour un pays de 4 millions d'habitants, la Constitution est aujourd'hui la plus ancienne du monde, et la plus courte - 4 400 mots. Ce qui ne l'empche pas de faire[5] autorit pour 300 millions de personnes. Compose d'un prambule et de sept articles, auxquels se sont ajouts au fil des ans 27 amendements, elle dfinit le rle du prsident et du Congrs, leur mode d'lection, et pose les grands principes sur lesquels est fonde la nation amricaine : la libert d'expression et de religion, le droit de porter[6] des armes feu, la prsomption d'innocence...

Depuis deux sicles, les coles de pense s'affrontent sur l'interprtation des formules vasives dont le texte est maill ("chtiment cruel et inhabituel", "fouilles draisonnables"). Et rgulirement, les tensions s'exacerbent entre le pouvoir[7] fdral et les Etats, que ce soit sur l'ducation, les moeurs, la peine de mort, ou les aides sociales.

"NOUS SOMMES DEVENUS L'ANGLETERRE, OU ROME"

Mais depuis l'apparition du Tea Party[8], mouvement radical anti-Etat et contre Barack Obama[9], le dbat sur la Constitution est sorti des prtoires. Rarement le systme a t autant questionn qu'aujour-d'hui. Rarement les Amricains ont autant dout de leurs institutions. La Charte de 1787 est devenue "un document assig", comme l'a titr Time Magazine. Le Tea Party aurait russi imposer[10] sa lecture, "l'ide que les Fondateurs ont tabli un gouvernement central faible", selon Elizabeth Wydra[11], juriste au Constitutional Accountability[12] Center.

Dans un livre qui vient de paratre, Republic, Lost, le professeur de droit de Harvard Lawrence Lessig rsume le climat actuel : "De trop nombreux Amricains ont aujourd'hui l'impression que nous n'allons pas y arriver, crit-il. Ce n'est pas que la fin soit proche mais il semble que ce sentiment si amricain de notre grandeur invitable - culturelle, conomique ou politique - s'est vanoui. Nous sommes devenus l'Angleterre, ou Rome ou la Grce."[13][14]

Ce n'est pas la premire fois que la morosit atteint les Amricains et il suffit de relire le discours de Jimmy Carter, en 1979, sur le "malaise" de ses compatriotes pour relativiser. Mais selon le professeur Lessig, le mal d'aujourd'hui n'affecte pas les individus mais les structures : "Notre capacit gouverner[18], le produit d'une Constitution que nous avons rvre depuis plus de deux sicles, est arrive son terme. Le gouvernement a perdu sa capacit prendre[19] les dcisions les plus essentielles. Lentement, nous commenons en prendre[20] conscience : un navire qui n'est plus dirig est un navire qui finira par couler[21]."[15][16][17]

Rassemblement du Tea Party, fin octobre  Reno dans le Nevada.

Rassemblement du Tea Party, fin octobre Reno dans le Nevada.AFP/SPENCER PLATT

La classe politique a atteint des records d'impopularit : 89 % des Amricains n'ont pas confiance en leur gouvernement. 75 % d'entre eux pensent que l'argent "achte des rsultats" au Congrs. Comme le note le professeur Sanford Levinson[22], auteur d'un livre sur les failles de la Constitution (Our Undemocratic Constitution[23], Oxford University[24] Press), le systme politique souffre d'un "srieux problme de lgitimit".

"LES ETATS-UNIS ONT-ILS BESOIN D'UN PREMIER MINISTRE ?"

Comment en est-on arriv l, trois ans aprs l'lection de Barack Obama ? D'abord, par un phnomne purement politique : depuis que les dmocrates ont perdu leur super-majorit au Snat, en fvrier 2010, Washington est paralys par un affrontement titanesque avec les rpublicains. Dans le Washington du gridlock ("blocage"), 51 voix sur 100 ne suffisent pas pour gouverner[25]. Il en faut 60 pour briser[26] les manoeuvres d'obstruction des rpublicains - selon une rgle de procdure qui n'est d'ailleurs pas inscrite dans la Constitution. Rsultat : la premire puissance du monde fonctionne d'une mesure budgtaire la suivante sans qu'aucune loi de finances ait t vote.

En plein bras-de-fer avec les rpublicains sur le relvement du plafond de la dette, en aot, Barack Obama a mis ses compatriotes en garde. A l'heure de la mondialisation, les systmes politiques n'chappent pas la comptition : "Le monde entier nous observe, a-t-il prvenu. Montrons que les Etats-Unis sont toujours la plus grande nation de la plante." Mais l'accord a minima qui est intervenu entre la Maison Blanche[27] et le Congrs n'a pas renforc la crdibilit de Washington. Aprs la dgradation de la note des Etats-Unis, le politologue Fareed Zakaria[28] a not que seuls les pays rgime parlementaire bnficiaient encore du triple A des trois agences de notation (la France tant une exception car un cas hybride, selon lui). "Les Etats-Unis ont-ils besoin d'un premier ministre ?", s'est-il interrog.

Au-del de la conjoncture politique actuelle, les structures sont en cause. Si le Tea Party estime que la Constitution est la solution, certains en viennent penser[29] qu'elle fait plutt partie du problme. "Le systme de "checks and balances" avait du sens au XVIIIe sicle, quand les problmes se dveloppaient beaucoup plus lentement, estime Larry Sabato, professeur l'universit de Virginie. Aujourd'hui, il rend difficile la possibilit de prendre[30] des dcisions rapides." Harold Meyerson, du magazine American Prospect, rappelle que le gridlock est inscrit, de fait, dans le systme d'quilibre des pouvoirs : les Fondateurs voulaient se prmunir[31] contre tout retour la monarchie. L'Amrique "paie", selon lui, le fait qu'elle a rdig sa Constitution la premire, un demi-sicle avant que le rgne de la majorit et du suffrage universel se soit propag. "Des institutions inspires par les phobies antiaristocratiques de l'Amrique et ses intrts esclavagistes - le collge lectoral, le Snat - ont survcu des principes qui ont t oublis. Pourtant ils nous gouvernent toujours", regrette-t-il.

Sans aller[32] jusqu' dclarer[33] la Constitution obsolte, Time a fait une liste de ce que l'Amrique de 1787 ignorait : les avions, l'ADN, les virus, les ordinateurs, Lady Gaga... George Washington ne pouvait pas imaginer[34] qu'un homme traverserait un jour l'ocan dans un engin volant, rappelle l'hebdomadaire. Et pourtant on l'interroge, parmi les auteurs de la Constitution, sur la lgalit des frappes de drones en Libye...

Le prsident amricain, le 3 novembre, lors d'une confrence de presse.

Le prsident amricain, le 3 novembre, lors d'une confrence de presse.REUTERS/KEVIN LAMARQUE

"Il est clair qu'il y a un chec. Mais une partie de notre problme vient de notre difficult identifier[35] o il rside", dclare Peter Alexander Meyers, spcialiste de Jean-Jacques Rousseau et auteur d'un livre sur la dmocratie l'ge du terrorisme (Civic War and the Corruption of the Citizen). A gauche, il est devenu presque banal de relever[36] que le capitalisme autoritaire la chinoise n'a pas que des inconvnients quand il s'agit de rpondre[37] aux dfis multinationaux tels que le changement climatique. Au point que certains progressistes plaident pour un renforcement des pouvoirs du prsident, comme Bruce Ackerman, constitutionnaliste la facult de droit de Yale, ou Peter Orszag, le premier directeur du budget de Barack Obama. Dans l'hebdomadaire de gauche The Nation, Orszag a rdig mi-septembre une chronique qui en a fait sursauter[38] plus d'un : "Aussi radical que cela puisse paratre[39], nous devons rpondre[40] la paralysie de nos institutions politiques en les rendant un peu moins dmocratiques", avance-t-il. Ou quand les dmocrates plaident pour moins de dmocratie...

ARCHITECTURE INSTITUTIONNELLE

D'autres trouvent au contraire que c'est la dmocratie qui manque et qu'il faut un mcanisme pour limiter[41] les tentations prsidentielles. Le chercheur Chris Phillips, qui vient de sortir[42] un livre (Constitution Caf), pense que le problme est moins dans le texte lui-mme que dans les pouvoirs supplmentaires que se sont arrogs les branches excutive et lgislative : le prsident, en engageant les forces armes sans approbation du Congrs, comme en Libye, ou en signant des dcrets qui prcisent l'interprtation qu'il fait des lois ; ou la Cour suprme, par un pouvoir[43] de "rvision judiciaire" qui ne figure pas dans la Constitution.

Pour son livre, Chris Phillips[44] a organis des "discussions citoyennes" autour de l'ide de rforme. Les participants ont mis des propositions iconoclastes : rdiger[45] une "dclaration des responsabilits", qui accompagnerait la Dclaration des droits (Bill of Rights) ; mettre[46] fin au pouvoir[47] de n'importe quel juge fdral de statuer[48] sur la constitutionnalit des lois - ce qui aboutit in fine ce que ce soit la Cour suprme, plutt que le Congrs, qui ait dcider[49] de sujets hautement contentieux comme l'avortement ; ou encore limiter[50] la pratique du secret d'Etat en incluant un membre de la presse dans toutes les dlibrations confidentielles. L'heureux journaliste n'aurait pas le droit de divulguer[51] ses scoops sur-le-champ, "mais au moins on n'aurait pas besoin d'attendre[52] trente ans pour savoir[53] la vrit sur l'attaque du Tonkin" (qui a donn le prtexte la guerre du Vietnam), dit Chris Phillips.

L'architecture du systme institutionnel lui-mme est en question, mais plus rarement, parce que c'est l'aspect le plus motionnel. Les Etats-Unis sont "une rpublique et pas une dmocratie", selon la formule que rpte l'envi le Tea Party : le principe "un homme une voix" ne s'applique pas uniformment (les Fondateurs voulaient contrebalancer[54] le poids du peuple). Comme le dit Laurence Tribe, ex-mentor de Barack Obama Harvard, cette originalit est partie intgrante de l'""exceptionnalisme" amricain", ce sentiment qu'ont les Amricains d'avoir[55] un destin particulier.

L'nonc de ces dispositions est connu. Chaque Etat gros ou petit possde deux snateurs. La Californie, avec 35 millions d'habitants, a donc autant de snateurs que le Wyoming, 560 000 habitants. En vertu de cette reprsentation, un quart du Snat est contrl par des Etats qui ne reprsentent que 5 % de la population. Le prsident n'est pas lu au suffrage universel direct mais par des grands lecteurs choisis dans chaque Etat. Depuis la fin de la guerre, ce systme a install la Maison Blanche cinq hommes qui n'avaient pas remport 50 % des voix (Harry Truman, John Kennedy[56], Richard Nixon[57], Bill Clinton[58] et George W. Bush), critique le professeur Levinson, le doyen des constitutionnalistes amricains. Le hraut de l'cologie Al Gore a t dclar perdant en 2000 alors qu'il avait 500 000 voix d'avance sur George W. Bush. Si le systme avait t diffrent, les Etats-Unis n'en seraient peut-tre pas se dsoler[59] de l'avance prise par la Chine dans la fabrication de panneaux solaires...

Larry Sabato est l'un des politologues rputs du pays. Avec sa "boule de cristal" de l'universit de Virginie, il donne rgulirement les prvisions les plus fiables sur les rsultats lectoraux. Quand il a publi un livre (A More Perfect[60] Constitution) sur la rforme de la Constitution, en 2008, les mdias ne s'en sont pas soucis. "La presse amricaine est surtout oriente vers l'vnementiel, excuse-t-il. Pas sur le dbat d'ides."

Dans son livre, il fait 23 propositions pour moderniser[61] le systme politique. Augmenter[62] le nombre d'lus, par exemple : Au lieu de 100, le Snat comprendrait 136 membres, ce qui permettrait de diluer[63] le poids des petits Etats. La chambre comprendrait 1 000 membres - contre 435 actuellement -, ce qui rapprocherait les lus de leurs administrs et limiterait les cots des campagnes lectorales. Les juges fdraux ne pourraient plus tre[64] nomms vie. Le mandat du prsident serait de six ans, non renouvelable, sauf obtenir[65] par rfrendum une extension de deux ans. Cela permettrait de limiter[66] l'effet de campagne permanente : deux ans aprs l'lection de 2008, Barack Obama tait dj en campagne. Il n'aura finalement pleinement gouvern que deux ans.

Larry Sabato a eu la surprise de recevoir[67] une lettre de soutien d'un descendant de James Madison, l'architecte de la Constitution. Lequel lui a rappel que son anctre avait lui-mme acquiesc l'ide de Thomas Jefferson de rafrachir[68] le texte tous les vingt ans. Mais les Fondateurs, s'ils n'taient pas ferms aux amnagements, ont fait en sorte qu'il soit difficile de dfaire[69] leur oeuvre. Pour rviser[70] le texte (il n'y a eu que 17 modifications, outre les 10 amendements de la Dclaration des droits, pour quelque 11 000 propositions), il faut une majorit de deux tiers dans les deux chambres du Congrs et une ratification dans trois quarts des Etats dans les sept ans. "Pour changer[71], il faudrait une crise massive, dit le professeur Sabato, une situation extrme comme une catastrophe naturelle terrible, une pidmie, une chute de mtorite." Et, aux yeux de la plupart des experts, l'poque est trop agite pour ouvrir[72] la bote de Pandore de la Constitution.

Corine Lesnes Article paru dans l'édition du 12.11.11

References

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  2. ^ Benjamin Franklin (www.lemonde.fr)
  3. ^ James Madison (www.lemonde.fr)
  4. ^ faire (conjugaison.lemonde.fr)
  5. ^ faire (conjugaison.lemonde.fr)
  6. ^ porter (conjugaison.lemonde.fr)
  7. ^ pouvoir (conjugaison.lemonde.fr)
  8. ^ Tea Party (www.lemonde.fr)
  9. ^ Barack Obama (www.lemonde.fr)
  10. ^ imposer (conjugaison.lemonde.fr)
  11. ^ Elizabeth Wydra (www.lemonde.fr)
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  13. ^ paratre (conjugaison.lemonde.fr)
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Source:http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2011/11/13/les-etats-unis-un-pays-ingouvernable_1602093_3222.html#ens_id=1550858&xtor=RSS-3208
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