lundi 5 décembre 2011

Tueriez-vous une personne pour en sauver cinq ?

L'actualité est le théâtre de la mort. Et les commentaires que nous en faisons, les sondages auxquels nous nous soumettons font la morale de notre temps. L'intervention de l'OTAN en Libye a reposé la question des guerres justes. Les exécutions sans jugement d'Oussama ben Laden et de Mouammar Kadhafi n'ont pas été spécialement condamnées. La question de l'avortement ne cesse de tirailler les Américains, ainsi que celle de l'utilisation des embryons dans la recherches sur les cellules souches. Comme on a pu le voir récemment avec la suspension in extremis de l'exécution de Hank Skinner[1], le débat sur la peine de mort ressort régulièrement outre-Atlantique mais il fait aussi régulièrement sa réapparition en France, à l'occasion de faits divers atroces. Quant à l'euthanasie, autorisée dans certains pays[2], elle est revenue sous les feux de l'actualité avec l'affaire du docteur Bonnemaison[3].

A chaque fois, les sondeurs nous demandent notre avis. Chacun de nous à une idée précise sur toutes ces questions, mais très rares sont ceux qui ont pu mettre leur jugement en pratique, tué un homme lors d'une guerre, condamné quelqu'un à mort, ou aidé un proche à boire la potion qui lui fera quitter ce monde. Que ferions-nous si nous devions passer de la théorie à la pratique et attenter à la vie humaine au nom de notre éthique ? Pour répondre à cette interrogation, que se posent à la fois philosophes et psychologues, il existe deux solutions : soit mesurer les âmes sur le terrain de la réalité, ce qui est toujours compliqué, soit immerger des sujets dans une réalité virtuelle où ils devront faire des choix. Des choix forcément sanglants.

C'est ce que vient de réaliser une équipe de psychologues américains de l'université du Michigan, dans une étude publiée le 21 novembre[4] par la revue Emotion (les curieux anglophones pourront en trouver ici une version de travail[5]), en transposant dans un univers virtuel proche du jeu vidéo le dilemme du tramway. Imaginée il y a quelques décennies par la philosophe britannique Philippa Foot, cette expérience de pensée met en scène un tramway dont les freins ont lâché en pleine descente. Il se dirige tout droit vers un groupe de cinq personnes qui ne pourront se dégager à temps. Vous êtes le conducteur de la machine folle et vous avez la possibilité, en appuyant sur un bouton, d'actionner un aiguillage qui vous conduira sur une voie parallèle sur laquelle ne se trouve qu'un seul piéton. Que faites-vous ? Le dilemme confronte deux visions morales : un schéma utilitariste (mieux vaut perdre une vie que cinq) et le fameux "Tu ne tueras point". Si vous choisissez d'appuyer sur le bouton, c'est votre action qui entraînera la mort d'une personne, tandis que si vous choisissez de ne rien faire, la mort de cinq êtres humains sera imputable à un accident. Le dilemme du tramway a été testé de multiples fois, sous toutes les latitudes et sur de nombreux groupes humains, afin de voir s'il existait une grammaire morale universelle, une sorte d'éthique inscrite dans l'âme d'Homo sapiens quels que soient les cultures, les modèles éducatifs, les âges, le sexe, etc. Les résultats sont d'une constance admirable. Dans neuf cas sur dix, sur le papier du moins, nos congénères font le choix utilitariste et préfèrent tuer une personne innocente pour sauver la vie de cinq autres. Mais qu'en est-il ailleurs que sur le papier ?

Les chercheurs ne pouvant, pour des raisons assez évidentes, pas réaliser l'expérience dans le monde réel, ils ont choisi l'entre-deux de la réalité virtuelle, en confectionnant une espèce de scène de jeu vidéo, dans laquelle leurs cobayes seraient insérés par le biais d'un casque 3D avec écouteurs (voir photo ci-contre). Pour l'occasion, le dilemme du tramway s'était transposé en dilemme du wagon fou, afin notamment de ne pas prendre en considération la sécurité du chauffeur ni celle de ses passagers. Les sujets du test étaient donc situés sur une plateforme surplombant les rails, juste avant l'embranchement fatidique, avec, à portée de main, un levier d'aiguillage, matérialisé dans l'expérience par une manette de jeu vidéo. Pendant les premières secondes de l'expérience, les participants voyaient un groupe de cinq personnes s'engager sur la voie principale, et le piéton seul sur une voie annexe. Les deux étant encastrées dans des défilés rocheux, n'importe qui pouvait deviner que si un train arrivait, c'en serait fini des promeneurs. Et justement, après cette introduction, un wagon de marchandises arrivait, qui dévalait la pente à toute allure comme on peut le voir sur la vidéo suivante...

En étant immergé dans ce monde virtuel, en devant prendre une décision en direct, dans un laps de temps limité par l'urgence et sans avoir le loisir de réfléchir, feriez-vous le même choix que si on vous posait la question théorique, seriez-vous capable de surmonter votre émotion et d'agir ? Pour l'expérience, les chercheurs ont constitué deux groupes avec les 293 "cobayes". Dans le premier, le wagon se dirigeait vers la troupe des cinq et il fallait faire basculer le levier pour l'aiguiller sur la voie du piéton seul. Pour le second groupe, c'était l'inverse : en se contentant de ne pas bouger, on laissait le promeneur solitaire se faire écrabouiller par le wagon. De manière étonnante, les résultats des deux ensembles ont été très similaires. Le premier groupe a dévié à 90,5 % le wagon pour sauver les cinq vies en en sacrifiant une. Le second groupe a maintenu le wagon sur sa voie à 88,5 %. Ces chiffres sont extrêmement cohérents avec les résultats obtenus depuis des années via la traditionnelle expérience de pensée. Comme l'explique Carlos David Navarrete, le principal auteur de l'étude, cela traduit une caractéristique profonde de l'éthique humaine : "Nous pouvons, par la pensée rationnelle, parfois outrepasser l'aversion que nous avons à faire du mal aux gens, en pensant par exemple aux personnes que nous sauverons. Mais, pour certains, le stress peut être si accablant qu'ils ne feront pas le choix utilitariste, le choix pour le plus grand bien". Que l'on pourrait aussi appeler le choix pour le moindre mal.

Je ne peux pas terminer ce billet sans évoquer deux variantes du dilemme du tramway. La première est celle du gros homme. Vous êtes sur un pont passant au-dessus de la voie où roule le tramway dont les freins ont cédé. Les cinq piétons sont toujours là mais plus la bifurcation. Le seul moyen pour vous de les sauver est de faire tomber quelque chose de très lourd sur les rails afin de stopper l'engin. L'ennui, c'est que la seule chose de très lourde que vous ayez à portée de main est un homme obèse. Le faites-vous basculer par dessus le parapet ? Bien que le résultat final soit le même (vous passez à l'action pour sauver cinq vies en en sacrifiant une), les personnes interrogées n'ont pas du tout la même réaction que dans le dilemme du tramway classique. Pousser un bouton, c'est différent de pousser un bonhomme. Un sondage (en anglais) réalisé sur le site Internet Philosophy Experiments[6] montre que, sur près de 85 000 personnes interrogées, seulement 38 % sacrifient le gros monsieur. La seconde variante est très similaire, à la différence que l'homme obèse est précisément celui qui a saboté les freins du tramway. Dans ce cas de figure, les sondés sont nettement moins pusillanimes. Si l'on peut joindre l'utile à l'agréable et sauver des vies en punissant un coupable, allons-y gaiement... Trois quarts des sondés prennent le risquent de se faire un tour de reins et exécutent sans rechigner le gros saboteur. Et vous, que feriez-vous ? Tueriez-vous une personne pour en sauver cinq ?

Pierre Barthélémy


Source:http://passeurdesciences.blog.lemonde.fr/2011/12/05/tueriez-vous-une-personne-pour-en-sauver-cinq/#xtor=RSS-3208
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