vendredi 16 décembre 2011

La fin du travail, retour à l?esclavage ou conquête de libertés nouvelles ? : Zones Mutantes

La fin du travail, retour à l'esclavage ou conquête de libertés nouvelles ?

La fin du travail

Retour à l'esclavage ou conquête de libertés nouvelles ?

Ce titre est bien évidemment une provocation. Mais ce n'est en aucun cas une provocation gratuite. La question de la forme de l'activité dans l'économie contemporaine est posée de plusieurs manières et sous plusieurs angles (efficacité économique, liberté, cohésion sociale, justice sociale) qui convergent tous sur un constat : le modèle d'organisation du travail issu des grandes unités industrielles ne fonctionne plus. C'est à la fois un obstacle à la dynamique économique et un facteur de détricotage de l'organisation sociale.

Thibaut de JAEGHER écrit dans l'éditorial de l'Usine Nouvelle du 2 décembre () intitulé avec pertinence « L'emploi, un vrai sujet d'innovation » : Cette guerre [pour l'emploi]-j'avais envie de dire cette guérilla- suppose que Paris lâche un peu de lest au niveau local pour expérimenter de nouvelles manières de travailler à la fois plus flexibles pour l'employeur et plus sécurisantes pour le salarié. En matière d'organisation du travail, nous fonctionnons encore avec des organisations pyramidales inventées au XXème siècle pour piloter des bataillons d'ouvriers et de techniciens. A l'heure d'Internet, il serait temps de les réviser. Le contenu du travail a fortement évolué ces dix dernières années, le cadre dans lequel il s'exerce, en revanche, beaucoup moins.[3]

Il pointe du doigt le décalage entre l'évolution du contenu du travail et la réalité de l'organisation ainsi que la méthode à mettre en œuvre : la bataille de terrain est la seule option gagnante.

Prenons donc ces deux aspects. Concernant l'organisation du travail, nous pouvons reprendre la réflexion engagée dans Zones Mutantes sur l'économie et la ville créative (cf. articles du 15 novembre 2011 – Ville créative et développement économique et industriel[4] ; et du 9 octobre 2011- Berlin, ville créative[5]). Acceptons d'appeler « économie créative » toute l'activité qui se focalise sur la conception qu'il s'agisse d'industrie, de science, de design, d'art, etc. L'économie créative n'est que peu compatible avec la logique du salariat et de l'emploi sécurisé. Cette économie fonctionne en effet par projet. Les compétences se regroupent de manière temporaire, c'est-à-dire pendant le temps du projet. Autrement dit le collectif de production ne prend plus la forme principale d'une entreprise stable. Il consiste en une association d'acteurs mêlant des entreprises de tailles diverses, parfois des organisations non marchandes et des indépendants (ou des TPE) qui vont travailler ensemble le temps du projet. Dans cette association temporaire, les freelances constituent souvent la véritable force motrice de la créativité qui est elle-même le ressort premier de la dynamique économique contemporaine. Or, ces freelances vivent une condition économique on ne peut plus précaire. On sait que l'incertitude économique, c'est-à-dire le risque, a un double effet paradoxal. Lorsque le risque est trop élevé, il pousse les acteurs à sacrifier leur créativité et leur originalité aux impératifs alimentaires : ne pas prendre le risque d'un désaccord trop fort avec le client, peser pour une évolution du projet dans le seul but de s'assurer un revenu à court terme. On retrouve là tous les effets négatifs de la précarité. Mais l'absence de risque est également négative car elle ne stimule pas la créativité efficace, laissant le champ libre aux « lubies » du créatif.

A cela s'ajoute la question de l'accès au marché. Les freelances ont par nature peu de ressources et donc une capacité d'investissement commercial très limitée. Ils doivent déployer des stratégies de réseau sophistiquées et souvent coûteuses en temps pour capter des affaires. Le risque associé aux difficultés d'accès au marché est, comme ci-dessus, de nature à avoir un effet négatif en favorisant les « productions alimentaires », peu propice au plein déploiement des savoir-faire et de la créativité ainsi qu'à l'accroissement des compétences.

Loin d'être l'exception concernant une faible minorité, ce mécanisme de précarisation et d'organisation du travail autour du projet exprime une tendance lourde qui préfigure l'organisation de l'activité dans l'économie en cours d'émergence. Ces mécanismes ont déjà été mis en lumière dans le champ de la culture (à cet égard, la bataille des intermittents du spectacle est éloquente au-delà des propos de nature plus ou moins moralisante). On ne peut pas ne pas faire le parallèle avec la montée de l'intérim et celle des CDD. Nous sommes face à une lame de fond qu'aucune gesticulation réglementaire ne pourra éviter. L'emploi salarié durable fut la caractéristique d'une époque mais ne sera certainement pas la norme des années à venir. La puissance du phénomène, s'il correspond à une nécessité économique n'est pas sans danger. Le risque de détricotage de la cohésion sociale est un réel danger économique. Outre les coûts indirects de l'instabilité sociale, l'économie créative à besoin d'un bien commun culturel puissant et donc d'une communauté forte. Cela n'est pas compatible avec la croissance de la précarité. Prenons un cas qui peut sembler éloigné de la mythologie de l'économie créative : le technicien intérimaire. Cela peut être un type en « galère » qui n'est pas sûr d'avoir une mission pour le mois prochain mais qui sait déjà tout ce qu'il devra payer. Il se contente de faire son boulot sans ce faire remarquer et vit dans le stress. Prenons le même professionnel avec les mêmes compétences, la même durée de mission mais qui sait qu'après cette mission son activité est sécurisée. C'est alors une personne qui accroît fortement ses compétences au sein de chaque nouvelle mission et qui apporte à l'entreprise qui utilise ses compétences un « plus » fait d'une connaissance de diverses entreprises, de diverses situations. Sa valeur professionnelle est liée non seulement à ses compétences qui sont déjà une richesse mais aussi à son rôle de vecteur du partage de l'expérience. Du côté de l'entreprise qui utilise ces compétences, l'équation est similaire : l'intérimaire qui galère n'est pas une personne sur laquelle on peut vraiment compter. l'intérimaire sécurisé est au contraire une ressource précieuse. Ce qui est vrai pour le technicien en intérim l'est encore plus pour le freelance. La sécurisation professionnelle apparait donc comme un facteur fondateur de communautés professionnelles et culturelles fortes, facteur clé de l'économie créative.

L'enjeu est donc de trouver de nouvelles formes de sécurisation qui optimisent les mouvements de compétences de projet en projet et donc génèrent un accroissement des compétences, fruit de la multiplicité des expériences. Cette sécurisation repose sur deux critères : le filet de sécurité pour les fins de missions et la garantie d'un accès au marché pour de nouvelles missions. Le territoire qui saura trouver un mode adapté d'accompagnement gagnera sur plusieurs tableaux : il attirera des compétences de valeur, il attirera les entreprises qui sauront que ce territoire est particulièrement riche en compétences de valeur et, enfin, les compétences présentes sur le territoire connaissent une propension à s'enrichir proportionnelle à la circulation des acteurs professionnelles dans divers projets. Rappelons que pour les promoteurs de la trilogie classe créative/ville créative/économie créative, la puissance qualitative et quantitative de la classe créative est le cœur de la dynamique économique. par conséquent, l'accroissement de la classe créative génère une forte attractivité du territoire. Ainsi, les bénéfices envisageables sont suffisamment significatifs pour qu'un territoire investisse dans la conception de services assurant la sécurisation, dans l'innovation sociale en matière d'emploi.

Revenons aux propos de Thibaut de JAEGHER. Il aborde la question de la méthode rejetant les solutions centralistes pour vanter les solutions de terrain. Mais ou est-on sur le terrain ? Il est certain qu'il existe de nombreuses initiatives qui relèvent pour la majorité d'entre elles de l'innovation sociale. Cependant, pour l'heure, il n'existe pas d'expériences phares laissant espérer la cristallisation prochaine d'une solution fiable. Il y a plus de dix huit mois, lors du Nekoé Jam (cf. N°0.1 avril 2010[6] ; N°0.2 septembre 2010[7] ), un débat assez riche s'était développé sur la question du rôle du territoire dans la gestion des compétences. Le groupement d'employeurs est désigné comme une solution pertinente. Plus récemment, Le monde a publié une interview de Stéphane VEYER, DG de COOPANAME, première coopérative d'emploi en France. C'est une structure coopérative qui a été créée en 2004 regroupant 370 salariés et apportant un support comparable à celui d'une société de portage. Certes, Stéphane VEYER met en avant ce qui le distingue de la société de portage qui « a pour but de faire du profit en vendant du salariat. Nous ne recherchons pas de profit mais l'équilibre des comptes ». L'intérêt de l'expérience de COOPANAME n'est certainement pas dans cette assertion. Sauf à ce que les règles de la gestion de l'entreprise basique aient subrepticement changé, une structure qui ne dégage pas la marge nécessaire (c'est-à-dire le profit) ne peut espérer être pérenne. L'originalité de cette « coopérative d'activités et d'emploi » (CAE) tient à sa volonté d'être un « laboratoire d'innovation sociale » qui veut « inventer des types d'organisation économique différents qui permettent un autre rapport au travail, à la propriété et au pouvoir ». Cette ambition s'appuie sur la prise en compte d'un changement sociologique majeur : « La majorité des individus qui ouvrent leur auto-entreprise aujourd'hui ne cherchent pas à créer une entreprise, mais à avoir un rapport autonome à leur travail. Ils rejettent le lien de subordination dominant dans l'entreprise classique, mais ne veulent perdre ni la collectivité ni la protection sociale ». Ainsi, la perte d'intérêt pour le salariat classique n'est pas seulement le fruit d'une logique imposée par les seules forces économiques. C'est aussi l'aspiration d'une part croissante de la population active. Cela permet de comprendre ce qui, à mes yeux, est la différence la plus importante entre COOPANAME et les sociétés de portage. Alors que ces dernières fournissent un service contre un paiement, la coopérative « n'est pas un prestataire de services, c'est une société de personnes qui, ensemble, se fournissent mutuellement des services administratifs, comptables, fiscaux, assurantiels, rendus pour tous les salariés de Coopaname par des salariés de Coopaname. Autrement dit la règle de la production des services est la mutualisation et la coproduction voulant éviter ainsi un rapport de subordination, c'est-à-dire une relation de dépendance à l'égard du fournisseur de services.

  • Utopie que tout cela ! Certes ; mais l'utopie est aussi l'incubateur des solutions de demain. Le courant utopique en économie est assez fécond allant de l'économie sociale et solidaire (cf. l'article du 27 octobre 2010 sur le développement local durable et l'économie sociale et solidaire[8]) aux monnaies complémentaires (cf. l'article du 24 octobre 2011 sur les monnaies locales[9]) en passant par le microcrédit, les diverses formes de mutualisations solitaires comme les AMAP par exemple, etc. Le lien entre la vitalité de ces utopies et la crise structurelle que nous traversons est patent. Mais il ne s'agit pas de prendre le « storytelling » de ces démarches innovantes pour argent comptant. Il s'agit de savoir capter, dans ces expériences, les germes de solutions nouvelles.

Au terme de ce rapide tour d'horizon des conditions à l'innovation sociale pour l'emploi, nous pouvons dégager un ensemble de conclusions. En premier lieu, la question de l'emploi ne se résoudra qu'en inventant de nouvelles formes de l'activité productive, de nouveaux modes d'organisation. Et cette démarche d'innovation sociale n'a rien de défensif (sauver l'emploi !). Elle est au contraire proactive car elle s'inscrit dans la mise en œuvre de nouveaux processus de création de valeur. En second lieu, cette innovation sociale ne peut en aucun cas être le fait de décisions technocratiques. La technocratie est censée mettre en œuvre de manière rigoureuse à partir de règles définies. Or, il s'agit de faire du neuf et cela se fait par le bricolage de terrain fondé sur l'essai/erreur. Il en résulte que la solution est locale et qu'elle relève donc du territoire qui peut jouer un rôle décisif en matière de repérage et de capitalisation des expériences, d'organisation de « filets de sécurité », etc. Enfin, en troisième lieu, il faut se garder de confondre le territoire avec l'administration territoriale, cette dernière n'étant qu'un outil, un moyen. In fine, seule la communauté humaine que constitue le territoire peut produire cette intelligence collective qui saura tirer des solutions pertinentes à partir du bouillonnement des idées, des expériences bricolées et des utopies.  Cela relève donc des « noyaux durs » de cette communauté que sont les clusters, les multiples associations professionnelles, les organisations de salariés, les groupes de diverses natures, etc.

La conclusion coule de source : au travail !

Pierre CHAPIGNAC

References

  1. ^ Articles par admin (www.zonesmutantes.com)
  2. ^ Leave a Comment (www.zonesmutantes.com)
  3. ^ « L'emploi, un vrai sujet d'innovation » (www.usinenouvelle.com)
  4. ^ Ville créative et développement économique et industriel (www.zonesmutantes.com)
  5. ^ Berlin, ville créative (www.zonesmutantes.com)
  6. ^ N°0.1 avril 2010 (www.zonesmutantes.com)
  7. ^ N°0.2 septembre 2010 (www.zonesmutantes.com)
  8. ^ le développement local durable et l'économie sociale et solidaire (www.zonesmutantes.com)
  9. ^ les monnaies locales (www.zonesmutantes.com)

Source:http://www.zonesmutantes.com/2011/12/16/la-fin-du-travail-retour-a-lesclavage-ou-conquete-de-libertes-nouvelles/
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